09/09/2007

Andrew Keen met le Web 2.0 à la question

Andrew Keen publie "Le culte de l'amateur" et pose la question : quand tout le monde peut prendre la parole, est-ce que le débat s'enrichie ?

Pas que ... rétorque l'auteur ... Et le sujet mérite qu'on s'y penche.


A lire ci-dessous - les deux articles parus - l'un dans Libération - l'autre dans les Echos.

Et à consulter le blog du monsieur : http://andrewkeen.typepad.com/


"Je suis contre cette culture de l’amateurisme»
Andrew Keen, blogueur britannique, dénonce dans un livre l’utopie de l’Internet participatif.

Par FRÉDÉRIQUE ROUSSEL
Libération - mercredi 22 août 2007

+ 59 réactions à lire sur le site : http://www.liberation.fr/actualite/ecrans/273486.FR.php

Andrew Keen, baptisé «l’Antéchrist de la Silicon Valley», a publié débu juin un brûlot, The Cult of the Amateur. Le sous-titre s’avère on ne peut plus clair : Comment Internet tue notre culture. Andrew Keen n’a pourtant rien d’un allergique à la technologie : ce Britannique devenu entrepreneur californien avant la bulle, tient un blog - thegreatseduction.com - et produit un programme de podcast sur AfterTV. Dans un article publié en février 2006 dans The Weekly Standard, il partait en guerre contre le Web 2.0 en écrivant que le «grand mouvement utopique de notre ère contemporaine a son siège dans la Silicon Valley» et n’hésitant pas à rapprocher ce «cauchemar de Socrate» à l’idéologie communiste. Il étoffe cette thèse dans son dernier livre. A-t-il fini par prendre en grippe ce qu’il a adoré ? Non, répond-il, ce n’est pas la technologie en soi qui lui pose problème, mais plutôt ce qu’Internet est devenu, un marigot où baignent un maximum d’inepties, un tombeau de la culture de qualité, fossoyée par la gratuité. Il n’hésite pas à écrire que des millions de singes derrière leur clavier alimentent une jungle de médiocrité. Le journalisme citoyen, qui désigne la possibilité de tout un chacun de devenir cyberreporter, participe selon lui de cette idéologie de l’amateurisme. Le livre de Keen a évidemment généré un âpre débat.
Comment en êtes-vous venu à dénoncer l’envers d’Internet ?
Quand je regarde le Web, j’y vois principalement un chaos culturel et éthique. J’observe le vol rampant de la propriété intellectuelle, le plagiat, la pornographie extrême, le spam incessant et l’inanité intellectuelle. Les sociétés du Web 2.0, les Youtube, Google ou autre Facebook, n’utilisent le contenu généré par les internautes que pour augmenter leurs bénéfices. Tout le monde s’exprime certes, mais «narcissiquement», et la culture est de qualité de plus en plus médiocre. L’éthique de l’amateur est si dominante que l’expertise, le talent et le savoir perdent du terrain. Des analyses politiques superficielles, des vidéos pitoyables, des romans illisibles. Aujourd’hui, Internet ressemble à l’état de nature, plus proche de Hobbes que de Rousseau, où le comportement humain s’épanouit sans règles sociales ni lois. L’anarchie. Il suffit d’aller surfer sur la blogosphère ou de lire ce qui se dit sur les forums. Le Web 2.0 est en train de tuer notre culture, prendre d’assaut notre économie et détruire nos codes de conduite. Tout ça à cause de cette foi utopique dans l’information technologique.
Internet ne permet-il pas justement une démocratisation de la culture ?
Au XXe siècle, ce sont les médias qui ont démocratisé l’accès à la culture. La démocratisation portée par le Web, la soi-disant sagesse du public, est un leurre. Wikipédia, l’encyclopédie en ligne collaborative en tête des recherches mondiales, n’a pas plus de valeur qu’un Trivial Pursuit, avec plein d’erreurs et de demi-vérités. La sacro-sainte communauté peut en arriver à décider, de manière consensuelle, que deux plus deux équivaut à cinq. Le pire, je crois, c’est l’anonymat qui règne en ligne. On devrait être obligé de donner sa véritable identité. Cette supposée démocratie m’apparaît en réalité comme une oligarchie, le résultat d’une alliance entre les anciens de la contre-culture et les fondamentalistes libéraux. C’est la nouvelle élite de la Silicon Valley, héritière de la culture hippie.
Etes-vous antitechno ?
Ce livre n’est pas contre la technologie. Il dit simplement que nous sommes responsables de cette invention collective et que nous nous devons de la contrôler. Quand nous regardons Internet, nous regardons dans un miroir. Je n’ai pas de problème avec le Web. Je ne suis pas un luddite [un opposant à toute nouvelle technologie, ndlr]. J’adore me servir du courrier électronique. Je souhaite seulement plus de contrôle. Je suis contre cette culture de l’amateurisme élevée en idéologie. Aujourd’hui, on l’idéalise, au risque d’entraver et de censurer la vraie créativité. Nous avons besoin de culture de qualité, de hiérarchie. Les journaux citoyens sont idéalisés. Les médias traditionnels sont considérés comme corrompus, paresseux et peureux, alors que les amateurs du Web 2.0 sont dynamiques, honnêtes et sages. Mais les médias institutionnels sont indispensables dans leur rôle de médiateurs.
Que pensez-vous du journalisme citoyen ?
Qu’est-ce que veut dire «journalisme citoyen» ? Est-ce qu’on dit des «politiques citoyens» ou des «docteurs citoyens» ? Un journaliste n’est pas un amateur. Il existe une véritable incompréhension de ce qu’est un journaliste. Aux Etats-Unis, nous avons d’excellents journaux comme le New York Times, le Washington Post ou USA Today. Et cela ne s’improvise pas, c’est un job qui demande du temps, des compétences et de l’énergie. Le propriétaire d’un ordinateur ne se transforme pas en un journaliste crédible, comme un livre de recettes ne fait pas pour autant le bon ­cuisinier."



SÉRIE : LA CULTURE ET LE WEB 2.0

Le Web 2.0 ne rend pas obsolètes les professionnels de la culture
[ 27/08/07 - 05H00 ]



Dans les Echos du 27.08.07

http://www.lesechos.fr/info/innovation/300189122.htm

Andrew Keen est une voix dissonante dans un choeur à l'unisson qui célèbre le Web 2.0 comme un outil personnel de production culturelle. L'artiste ou l'amateur peut désormais se dispenser du filtre, jusqu'alors incontournable exercé par les gros acteurs commerciaux (labels, studios, éditeurs, etc.) Il trouve même un marché, comme l'explique Chris Anderson, rédacteur de " Wired " dans son livre " La Longue Traîne ". Mais dans son récent ouvrage " The Cult of the Amateur ", Andrew Keen, entrepreneur britannique, résident à Berkeley, vétéran de la Silicon Valley et ancien universitaire, a déclenché la polémique en affirmant que le Web 2.0 constitue une menace grave pour la culture occidentale.

Une innovation centrale du Web 2.0 est de donner au plus grand nombre les outils de création et de distribution de contenu original. Or vous dénoncez précisément cette désaffection pour les intermédiaires traditionnels. Pourquoi ?

Je n'ai pas une vision romanesque du génie créatif humain. Alfred Hitchcock est mon héros. Son film " Vertigo " a notamment eu une influence profonde sur mon appréciation du cinéma et du monde qui nous entoure. Mais je suis parfaitement conscient du fait qu'Hitchcock n'a pas fait ce film tout seul. Il était entouré d'une équipe solide et très compétente. Avoir une idée, une inspiration créatrice, c'est bien. Mais un écosystème est indispensable pour lui donner forme. Mon livre, par exemple, a été révisé à maintes reprises, et tant mieux ! Par contraste, mon blog est un verbiage brut. Je ne nie qu'il a une certaine valeur en soi, mais c'est sans comparaison. Je ne suis pas aussi enclin que d'autres à jeter la pierre aux groupes de médias en les accusant de ne refléter que leurs préoccupations financières. Ils sont mus par des objectifs honnêtes de qualité et ils améliorent souvent la matière première des artistes.Bref, le fantasme du gamin génial équipé de sa vidéo caméra est absurde. Le talent brut ne se développe pas de manière optimale lorsqu'il est livré à lui-même. Il doit être développé, guidé et soutenu. Cela exige un investissement, et donc des ressources.
Comment jugez-vous la culture née spontanément sur le Web ?

C'est de plus en plus une affaire triviale. Les adolescents se dispersent entre une multitude d'activités simultanées télévision, messagerie instantanée, MySpace, téléphone mobile, etc. Ça signifie qu'ils ne se consacrent à aucune. Cette tendance est en phase avec l'explosion de contenu pléthorique sur le Web, qui ne coûte quasiment rien à produire mais qui est sans aucune valeur.Il est de notre responsabilité de ne pas laisser croire à ces gamins qu'ils peuvent devenir journalistes, musiciens ou cinéastes sans avoir jamais rien appris !
Etes-vous élitiste ?

Certainement, si vous entendez par là que je suis favorable à la récompense du talent. Je crois au mérite et je crois que le talent se travaille. Je ne souscris pas à la thèse selon laquelle les intermédiaires traditionnels choisissent d'investir dans certains talents pour subjuguer les masses ou dominer la lutte des classes !Non seulement il faut du talent pour réussir, mais il faut savoir aussi comment tirer profit des opportunités qui se présentent et comment bâtir son réseau relationnel. J'apprécie de vivre dans une société où la concurrence s'exerce et où le meilleur talent, celui qui s'est donné la peine, est récompensé.
Mais le talent n'est pas toujours reconnu ni récompensé par les canaux officiels. Ne doit-on pas se réjouir de l'opportunité qu'offre le Web ?

L'idée que le talent, qui a échoué jusqu'à présent à franchir les fourches Caudines des intermédiaires traditionnels va enfin pouvoir prendre sa revanche est absurde. En fait, il n'y a pas plus de talent qu'avant. Comme ailleurs, on trouve du contenu d'excellente qualité dans la blogosphère, mais il est rare et il faut fouiller longtemps. Or le consommateur a rarement le temps et l'énergie de filtrer le bon du mauvais, c'est le rôle des professionnels. Ceux-ci ne sont pas là pour récompenser les membres de leur club mais pour déceler les pépites. Ils sont plus fiables qu'un algorithme ou un indice de popularité. Est-ce qu'on aurait eu les Beatles ou Bob Dylan sans Brian Epstein et Victor Maymudes ? La question mérite d'être posée.
Les annales culturelles regorgent aussi d'occasions manquées et de carrières prometteuses avortées. En tant que consommateur, on est souvent tenté de souhaiter que les intermédiaires fassent des choix différents...

Clairement, les professionnels ne sont pas parfaits. Mais l'idée qu'ils ont la responsabilité morale de satisfaire le noble consommateur que je suis est une illusion. A titre de cinéphile et de fan de musique, je leur dois en tout cas des décennies de bonheur ! Dans l'ensemble, donc, j'estime qu'ils ont fait correctement leur travail.
Ils ont aussi accaparé le contrôle sur la culture, un contrôle que les individus cherchent à reprendre sur le Web.

Il ne faut quand même pas oublier que ce sont ces intermédiaires traditionnels qui ont apporté la culture aux masses, avec le livre de poche, le disque vinyl et le cinéma. Lorsque la propriété intellectuelle perd sa valeur, comme c'est le cas sur le Web, la seule manière qui reste à l'artiste de vivre de son art est dans la performance vivante, sa présence physique. Autant dire que nous revenons, littéralement, au Moyen Âge, où la culture était un luxe accessible aux seuls riches. Seuls les privilégiés restent, l'audience de masse disparaît, et nous retrouvons le problème de la fragmentation. C'est l'ironie d'un média qui est censé être l'outil par excellence de démocratisation de la culture.
L'une des caractéristiques qui définissent le Web 2.0 est la communauté des utilisateurs. Or vous accusez le Web de fragmenter l'audience. Qu'entendez-vous par là ?

Le " Web 2.0 " a été imaginé par d'anciens hippies californiens romantiques et naïfs. Il est né d'un mouvement libertaire de gauche issu des années 1960 et incarné notamment par des gens comme Kevin Kelly, qui idéalisent la communauté et l'authenticité individuelle et se méfient de toute forme d'autorité. Une version plus libérale, défendue par exemple par Chris Anderson, fait la part belle à la loi du marché et se félicite de ce que chaque micro-artiste puisse jouir de sa micro-audience.Or nous vivons ensemble, nous apprenons les uns des autres et la cohésion du groupe repose en partie sur son identité culturelle, elle-même dépendante de la culture de masse. Si on pousse plus loin le raisonnement, on peut argumenter que la déliquescence de la culture de masse américaine en une constellation de 250 millions de chaînes individuelles contribue à affaiblir les fondations sociales de l'Etat-nation.
Vous faites référence à la personnalisation du Web ?

Précisément. Le Web 2.0 est brandi avant tout comme un espace communautaire et conversationnel inégalé. L'ironie, c'est qu'il affaiblit les deux, puisque tout est ramené à l'utilisateur. " Personnalisalisation " est un concept central, c'est même la clef de voûte du " Web 3.0 ". Le Web devient un miroir ; quand on le regarde, on ne voit plus que soi. C'est une catastrophe. Je n'ai aucun désir de vivre dans un monde où nous nous parlons à nous-même et où chacun est incessamment ramené à soi. Dans cette chambre de résonance, le vrai débat est rare : soit on s'insulte, soit on se retrouve entre soi.
Etes-vous pessimiste pour l'évolution de la culture ?

Il est difficile de ne pas être pessimiste quand on est profondément attaché à la culture. Mais en fait, je me considère plutôt comme un optimiste sceptique. J'espère que les intermédiaires traditionnels ont reçu le message et que ça va les propulser en avant. L'industrie de la culture compte suffisamment de professionnels intelligents pour concevoir de nouveaux " business models " viables, tout en maintenant des standards décents d'intégrité professionnelle. A ce titre, l'édition électronique du " Guardian ", " Joost " et le " Huffington Post " sont d'excellents exemples. Entre les bonnes mains, je crois que cette technologie peut être porteuse d'un potentiel extraordinaire pour la culture... Mais à condition que les professionnels, c'est-à-dire les gens qui ont les ressources nécessaires, en gardent le contrôle.
A défaut d'avoir été accueilli à bras ouverts, votre ouvrage a suscité en tout cas polémique et débat. C'est ce que vous espériez ?

Il est indispensable aujourd'hui d'avoir cette conversation. Notre défi est de nous demander : que voulons-nous ? Que valorisons-nous ? Il nous faut reévaluer la valeur des médias de masse et leur rôle. J'observe avec intérêt que c'est dans les bibliothèques et les musées que je trouve les gens les plus susceptibles de souhaiter ce débat."

PROPOS RECUEILLIS PAR LAETITIA MAILHES A SAN FRANCISCO

21:10 Publié dans 3.2 Neomedia | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : web 2.0

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